Un camp d’internement à Eysines 

Pendant la deuxième guerre mondiale, un camp militaire a existé à Eysines. Bien que certains auteurs l’aient assimilé aux centres de détention du Fort du Hâ et de Mérignac, il ne mérite pas ce classement. Son existence semble maintenant effacée de la mémoire collective. Il est donc possible que ce texte comporte des erreurs ou des omissions. Toute précision complémentaire sera bienvenue.

La création du camp 

La construction du camp d’Eysines aurait été décidée après la déclaration de guerre en 1939 afin d’y loger des civils requis pour travailler à la poudrerie de Saint-Médard-en-Jalles. Ce choix s’explique par la proximité de la gare d’Eysines qui aurait permis aux travailleurs de rejoindre la poudrerie par voie ferrée. D’autres camps ont été construits dans le même but, mais ils étaient situés beaucoup plus près de la poudrerie, voire même dans son enceinte.

Si la construction a été commencée assez tôt, elle n’était pas terminée au moment de l’armistice. Dès leur arrivée, les occupants ont fait accélérer la cadence des travaux, ils ont été achevés par le raccordement aux réseaux d’électricité (octobre 1940) et d’eau. Ceci a permis l’alimentation en eau courante des maisons du bourg et de Lescombes depuis le château d’eau de la Forêt. Il n’y a donc jamais eu de « poudriers » au camp d’Eysines (toutefois des requis ont été logés chez des particuliers dans des locaux réquisitionnés).

 

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L’implantation du camp 

Ce camp a été construit sur un terrain appartenant, pour une grande partie, à Monsieur Louis Lafon. D’une forme proche du carré, il se situait dans la partie sud de la zone délimitée par les rues de la Marne, du Déès, du Vignan et Aladin Miqueau. L’entrée se trouvait près du numéro 4 actuel de la rue du Déès.

Sur une photo aérienne de 1950, on distingue clairement cinq rangées de baraquements, toute la partie centrale du camp est floue et il est difficile d’en préciser les détails. Une autre photo aérienne de 1964 montre clairement l’implantation du camp (qui n’existait plus mais dont seul un baraquement subsistait) sur la parcelle qui porte actuellement le n° 227 de la section BD du plan cadastral. Le plan de l’annexe I a été établi d’après un croquis établi pour son électrification en octobre 1940.

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Les destinations successives du camp 

Le camp d’Eysines a connu plusieurs catégories de « pensionnaires ». Les souvenirs des témoins sont souvent imprécis ou non concordants entre eux; les informations qui suivent doivent être confirmées.

Des Alsaciens-Lorrains 

Les Allemands y installèrent au cours de l’été 40 des familles de civils « étrangers », probablement des réfugiés Alsaciens-Lorrains en attente de rapatriement. Ils étaient libres d’aller et venir et protégés par un petit groupe de soldats allemands armés. Ces civils disparurent pendant l’hiver 40-41.

Des prisonniers Sénégalais

L’armée allemande clôtura le camp de fils barbelés avec trois miradors de garde (un à chaque coin, sauf au nord-est). Elle y interna des tirailleurs sénégalais prisonniers de guerre employés à divers travaux, notamment la construction de blockhaus et de lignes téléphoniques enterrées autour de Bordeaux et aux confins de Blanquefort et du Taillan. Afin de préserver la pureté de la race aryenne, les Allemands ont maintenu sur le territoire français tous les prisonniers de guerre africains. (Un seul témoignage indique quatre miradors, un à chacun des angles).

Des Italiens 

« Lorsque l’Italie a arrêté la guerre, les Allemands ont interné les soldats italiens et à Bordeaux il y avait beaucoup de marins italiens ». Deux témoignages signalent leur présence. Pour l’expliquer, il faut savoir que, dès l’été 1940, Bordeaux abritait la « Betasom », base sous-marine de la flotte italienne qui agissait de concert avec la Kriegsmarine sur l’ensemble de l’Atlantique. En août 1943 l’Italie conclut un armistice avec les Alliés. Celui-ci fut effectif le 8 septembre. La plupart des sous-mariniers et des fusiliers-marins italiens de Bordeaux décidèrent de poursuivre le combat aux côtés de l’Allemagne, les autres furent considérés comme prisonniers de guerre par les Allemands, mais leur nombre semble très faible.

Des Allemands « prisonniers de guerre » 

« La libération est arrivée et le camp a servi aux forces françaises pour interner les prisonniers allemands et italiens pris à la libération ». (Témoignage).

Des femmes 

Après le départ des troupes allemandes, des « résistants » prennent le pouvoir ; ils traquent ceux qu’ils considèrent comme collaborateurs. Les femmes soupçonnées d’avoir entretenu des relations avec des Allemands sont tondues et montrées à la foule. Les troupes allemandes occupant toujours la poche de Royan-le Verdon, des troupes issues de la Résistance règnent sur le Médoc. « On constitue des dossiers, on coupe les cheveux des femmes coupables de relations avec l’occupant et on les arrête : direction le camp d’Eysines, les hommes au camp de Brach ». À la fin d’octobre 1945, il ne reste plus que deux détenues.

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La photo est extraite de l'ouvrage "La corde de piano" écrit par Anne de la Bachellerie, qui aurait été internée au camp. Il s'agirait de femmes ayant été internées au camp et qui seraient revenues se faire photographier après leur libération selon l'auteur.  

Des Indochinois 

Au début de la seconde guerre mondiale, le gouvernement français, comme il l’avait fait en 1914-18, utilise les ressources humaines de l’Empire et fait venir d’Indochine 7 000 tirailleurs et 20 000 travailleurs dont 2 000 pour la poudrerie de Saint-Médard. Après la défaite, très peu sont rapatriés, la plupart restent en métropole, beaucoup sont utilisés comme main d’œuvre par l’occupant. Certains rejoignent les maquis. Après la libération de la France, leur rapatriement traîne en longueur, ils sont considérés comme citoyens de second zone et commencent à prendre en mains leur destinée : auto-gestion des camps, désignation des prioritaires pour le rapatriement, etc. Si leur passage a laissé peu de traces, on sait que, en instance de départ depuis juillet 1946, ils refusaient encore à la fin du mois d’août de se faire rapatrier.

En 1947, certains Eysinais protestent contre le « traitement de faveur » dont ils bénéficient : « le Français qui travaille ne comprendrait pas qu’un Indochinois qui flâne à longueur de journée continuât de percevoir une ration de pain supérieure à la sienne ».

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Des marins 

À une période indéterminée, des membres d’équipage de navires arraisonnés par la marine allemande auraient été internés à Eysines.

Le bombardement du camp 

Dans la nuit du 8 au 9 décembre 1940, le port de Bordeaux et la base aérienne de Mérignac sont pris pour cible par la Royal Air Force. Fortement gênés par la Flack, les bombardiers se débarrassent de leurs bombes en « arrosant » largement l’agglomération bordelaise, de Cenon à Bègles, Talence et Saint-Médard-en-Jalles. Quatre bombes (ou huit, selon les témoignages) encadrent le camp, certains ont pu croire qu’il était visé. Si aucun sous marin n’est atteint, les dégâts infligés aux installations sont pris au sérieux par les Italiens qui décident alors la dispersion de leurs installations à Villenave-d’Ornon, Gradignan, Canéjan et même Pierroton pour les munitions.

Ce qui reste à trouver 

La destination initiale du camp semble bien établie ; on peut regretter qu’elle ne soit pas confirmée par un document d’archives (les archives municipales d’Eysines, série 5H 1939-45 réquisitions, ne parlent pas de ce camp). Il en va de même pour la date de création.

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Un seul ouvrage : « Les camps du Sud-Ouest de la France » semble pouvoir nous apporter quelques indications sur le camp d’Eysines. Il n’a pas été retrouvé.

Michel Baron.

 

Conférence de Pierre Brana

Conférence de Pierre Brana du 11 mars 2023. Ancien maire de notre commune de 1977 à 2008, il a exercé de nombreux autres mandats au niveau local et national. Il se consacre désormais à l’écriture et co-écriture de nombreux ouvrages d’histoire contemporaine et au Centre d’Art Contemporain qu’il a créé.

 

 

Dès son élection à la mairie en 1977, Pierre Brana s’est intéressé à l’histoire d’Eysines. On lui a alors parlé d’un camp ayant hébergé des Annamites après la seconde guerre mondiale. Ce camp aurait aussi servi durant l’occupation allemande pour des prisonniers de guerre coloniaux qui construisaient les bunkers au nord de Bordeaux. Mais jamais personne n’a alors évoqué l’existence d’un camp de femmes. C’est par la suite dans diverses sources documentaires étudiées aux archives que M. Brana a appris que ce camp avait aussi servi de camp d’internement pour des femmes accusées de collaboration avec l’ennemi, ce que certains anciens eysinais lui ont alors confirmé.

Au début de la guerre, le Service des Réfugiés et Sinistrés prend la décision d’héberger les habitants des départements menacés d’être envahis, la Gironde devant accueillir les habitants de Moselle. Le commandement militaire régional réquisitionne alors des terrains vacants d’après une liste envoyée par les maires des communes.

Recherches Connaissance d’Eysines aux archives municipales : un terrain regroupant deux parcelles au Bourg (A 438 de 67,60 ares appartenant à M. Toulouse et A 431 de 42,35 ares à M. Lafon) est réquisitionné.

Ces parcelles sont situées entre la rue du Vignan et la rue du Dées, non loin du cimetière du Bourg. En 1939, vingt et un baraquements sont construits. Pendant l’occupation, les Allemands utilisent ce camp pour loger des prisonniers de guerre appartenant aux troupes coloniales comme à Caupian (Saint-Médard-en-Jalles) où est détenu Léopold Senghor.

Bordeaux est libéré le 28 août 1944, les Allemands partent, les FFI occupent toute la Gironde sauf le Nord du Médoc.

Après la Libération de Bordeaux, le 28 août 1944, une vague d’épuration se déroule en Gironde comme dans toute la France. De nouvelles autorités sont mises en place. En 1945, des élections municipales ont lieu pour remplacer les maires qui avaient été nommés par le gouvernement de Vichy. Un commissaire de la République a été mis en place dès la Libération, chapeautant les nouveaux préfets remplaçant ceux nommés par Vichy.

Le commissariat ainsi que de nombreuses instances reçoivent de très nombreuses lettres de dénonciation. A Bordeaux, Gaston Cusin qui occupe ce poste veut éviter les règlements de compte. Le commandement militaire fait preuve de la même prudence et ne retient pas les dénonciations anonymes. On crée alors des camps d’internement administratif. Ces camps doivent recevoir « tout individu dangereux pour la défense nationale et la sécurité publique ». En Gironde, un camp d’internement administratif est établi à Beaudésert à Mérignac. Mais l’archevêque s’insurge contre la promiscuité des hommes et des femmes. Le 12 octobre 1944, le camp d’Eysines devient le camp d’internement administratif des femmes accusées de collaboration.

Il nous faut rappeler ici la procédure durant laquelle les accusées sont détenues dans le camp d’Eysines. Elles sont d’abord interrogées, à la suite de cela certaines sont relâchées, les autres sont présentées devant un tribunal. Là, elles sont soit acquittées soit jugées pour délit d’indignité nationale et condamnées à la dégradation nationale. D’autres sont condamnées à l’emprisonnement et même à la peine de mort, mais ces cas les plus graves ne viennent pas généralement à Eysines.

Le camp d’Eysines est facilement accessible par le train et le tram, tous les deux à proximité de la place du IV septembre ; il ne reste ensuite qu’à parcourir la Grand’Rue et la rue de la Marne. Dix-sept baraquements divisés en sept chambres de cinq lits accueillent les femmes. Les chambres mesurent 5m par 2,90 m, un couloir de 80 cm les dessert et un espace de 5 m2 est collectif. Les lits sont équipés d’un matelas ou une paillasse et deux couvertures. Il y a deux poêles par baraquement. Trois baraquements servent pour l’administration (bureaux et logement des gardiens), un baraquement est consacré à l’infirmerie et accueille aussi la pouponnière pour les bébés nés sur place. La garde du camp est assurée par vingt tirailleurs algériens. Le camp est entouré de fils barbelés et des miradors sont élevés aux angles. On peut donc voir les internées lorsqu’elles sont dehors, ce qui attire des curieux mais aussi des proches des internées qui leur font passer des colis. Des tensions sont palpables à certains moments entre ces deux groupes.

La correspondance d’une détenue à son ami découverte aux archives permet de préciser les conditions de vie dans le camp. Elle récupère le plus petit morceau de papier pour écrire et demander fourchette, timbale, serviette, couvre-pieds, etc. Au camp, tout est payant, dit-elle, et elle ne possède pas grand-chose. Le 20 mars 1945, elle écrit « je vis aux crochets de mes compagnes, je ne voudrais pas qu’elles se lassent... ». Il y avait donc de la solidarité entre les détenues. Elle est libérée le 13 juillet après avoir été acquittée.

Le 15 octobre1944, quatre cents femmes environ arrivent à Eysines. Il y en aura au maximum cinq cents. Elles ont entre 18 et 62 ans et sont issues de toutes les classes sociales. Le 16 octobre, le chef des FFI d’Eysines écrit au chef des FFI de Bordeaux et dénonce un service de garde illusoire. Le 17 octobre, il se plaint auprès du directeur des camps que les internées ne travaillent pas, qu’elles fument et qu’il serait judicieux de les employer à tricoter et coudre pour les soldats sous la surveillance d’une veuve de fusillé. Le directeur du camp apporte des précisions au préfet : sept visites par jour, la réception d’un colis par semaine sont autorisées et ce sont des gardes civiles qui organisent la vie à l’intérieur du camp. Le 13 décembre, le préfet répond que les internées doivent avoir un régime uniforme en attendant les jugements. Le 10 mars 1945, il y a encore des détenues qui n’ont pas été interrogées, la commission de contrôle des camps d’internement de la région de Bordeaux demande que cela s’accélère. Le 5 mai, il y a encore 277 femmes qui attendent ; certaines ont été libérées et d’autres ont été jugées. Il est précisé que le ravitaillement est le même que celui de la population hormis les œufs, la triperie, la volaille, le vin et le café ersatz... Le 19 octobre, il y a encore 112 femmes, alors que Mérignac s’est vidé plus rapidement ! Le camp ferme fin décembre 1945 : il aura eu plus d’un an d’existence.

C’est alors qu’il va servir d’hébergement aux travailleurs indochinois en instance de rapatriement en Indochine. Mais le camp est alors ouvert et les Indochinois sont libres d’aller et venir.

Marie-Hélène Guillemet, Elisabeth Roux, Marie-Christine Vitasse. Connaissance d’Eysines.

 

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