Rue de la Male Jornade

Mala Jornada : une petite rue chargée d’histoire.

Combien de Blanquefortais connaissent l’origine et la signification du nom de cette petite rue, située non loin de la Forteresse, entre la rue de Canteret et la rue de Guyenne ? Pourtant, cette « male jornade » (mala jornada en occitan normalisé) en dit long sur notre histoire régionale et notre culture gasconne. Cette appellation, en effet, est bien plus qu’un simple lieu-dit évoquant le « patois », et gentiment folklorique.

Elle révèle d’abord une page capitale de notre histoire, puisque cette « mauvaise journée » est celle du 1er novembre 1450 qui vit en un lieu situé, disent les historiens, quelque part entre le Haillan et Blanquefort, la déroute de l’armée bordelaise, dirigée par son maire, Gadifer Shortoise, face à celle du roi de France, Charles VII, commandée par le sire d’Orval. Cette bataille fut en quelque sorte le premier acte de la fin de la longue histoire qui avait lié pendant deux siècles et demi le duché d’Aquitaine et le royaume d’Angleterre. « Mauvaise journée » parce que dans l’esprit des Aquitains de l’époque cette défaite était un désastre national. N’oublions pas en effet qu’en Aquitaine les Français étaient considérés comme des envahisseurs et que le pouvoir légitime était celui du roi-duc et de ses vassaux, dont le sire de Blanquefort et le sire de Lesparre, notamment pour ce qui est du Médoc. « Mauvaise journée » aussi parce que ce fut un horrible massacre. Mal préparée et indisciplinée, l’armée gasconne laissa mille huit cents morts sur le champ de bataille et mille deux cents de ses hommes furent faits prisonniers, racontent les chroniques de l’époque. Il est vrai que les Anglais, pris dans des luttes internes, ne s’étaient guère mobilisés pour venir en aide aux Aquitains, le maire de Bordeaux n’ayant pu réunir que quatre cents recrues anglaises arrivées depuis peu, sur les dix mille hommes que comptait son armée.

Le lendemain, les morts et les blessés arrivèrent par charrettes à Bordeaux au milieu des lamentations d’une population atterrée. L’archevêque de Bordeaux, Pey Berland, qui était la figure emblématique de cette Aquitaine autonome associée à l’Angleterre, et dont on se rappellera qu’il était médoquin, fut si marqué par ces funestes événements qu’il « passa deux jours et deux nuits dans la solitude et la prière », indique un chroniqueur. Quelques mois plus tard, et après de nombreuses péripéties, Bordeaux capitulait une première fois (juin 1451). Malgré un bref retour des Anglais et un sursaut de résistance, les Français pénétraient en octobre 1453 dans Bordeaux. L’Aquitaine entrait définitivement dans le giron des rois de France. Une fois de plus, Blanquefort fut l’un des derniers lieux d’affrontement entre Gascons et Français. Son seigneur, Gaillard de Durfort, qui avait donc repris les armes, dut, comme d’autres éminents personnages aquitains, émigrer en Angleterre où il occupa des fonctions de conseiller-chambellan à la Cour, il revint à Blanquefort en 1476 et fut rétabli dans ses titres et dans ses biens.

Au fond, cette mala jornada est un événement qui nous permet de revisiter notre histoire dans son originalité et son authenticité, et ainsi de prendre quelque distance envers le roman national français qui a tendance à considérer que l’Aquitaine était une colonie anglaise que le roi de France était venu délivrer d’une domination étrangère. Selon les termes de l’époque, l’Aquitaine, soumise désormais à la France, était bel et bien un « pays conquesté ».

Cette mala jornada est également le témoignage d’une autre trait identitaire majeur de notre ville et plus largement de l’Aquitaine, culturel celui-là, la présence de la langue d’oc dans la vie de tous les jours aussi bien que dans la vie publique. Si les gens de l’époque ont donné un nom occitan à ce qui était pour eux un malheur national, c’est bien que cette langue était l’idiome naturel des habitants, celui qui leur servait à exprimer ce qu’ils étaient et ce qui leur arrivait. La langue d’oc était en outre, on l’oublie trop souvent, la langue écrite publique, administrative de l’Aquitaine. Peu à peu, elle s’était substituée au latin. La plupart des textes juridiques était rédigés dans cette langue. On dispose d’ailleurs dans les archives d’un certain nombre de chartes et d’actes ayant trait à Blanquefort, dont une sentence assez curieuse relative au bien-fondé du droit de défloration de son seigneur « lo primier jorn de las nopsas » (« le premier jour des noces »), sur « cascunas las filhas no noblas que se maridan en la deita terra et senhoria de Blanquefort » (« sur chacune des filles non nobles qui se marient en ladite terre et seigneurie de Blanquefort »). Autre temps, autres mœurs. Le texte complet de cette sentence se trouve dans le livre de Jean-Florimond Boudon de Saint-Amans, Voyage dans les landes, 1818, réédité en 1988 par l’Horizon chimérique, Bordeaux… Quoi qu’il en soit, la langue d’oc était bien le mode d’expression oral et écrit de notre région. Si elle fut, à la suite de la conquête française, marginalisé puis interdite dans l’espace public, elle demeura pendant plusieurs siècles encore la langue du peuple, le marqueur de son identité. Les nombreux noms de lieux d’origine gasconne relevés à Blanquefort attestent l’implantation séculaire de cette langue sur notre territoire communal. Voir sur ce site, Blancahort occitana. Presentacion de quauques noms de lòcs-dits a comptar de la lor etimologia gascona e medoquina.

Et peut-être, en définitive, cette mala jornada nous incite-t-elle à conjurer cette défaite et à faire revivre la langue de nos ancêtres. De ce point de vue, Blanquefort, grâce au succès des cours d’occitan qui y sont proposés, semble sur la bonne voie, celle de la bona jornada et de ce gai saber des troubadours, si cher à Aliénor d’Aquitaine.

Christian Coulon, 2 avril 2014 ; écrit pour le site : Porte du Médocaz.

Cette rue de Blanquefort qui va de la rue de Canteret à la rue de Guyenne garde le souvenir de cette male jornade (mauvaise journée en gascon).

Sur son emplacement, on racontait qu’étaient enterrés de nombreux morts de cette funeste journée ; tous les ans, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la paroisse Saint Martin de Blanquefort y organisait une procession avec prières pour le repos des âmes.

« La croix en fer forgé érigée sur un socle de pierre à l'extrémité de la rue de la Male Jornade a disparu ; selon la tradition, elle marquait l'emplacement d'un « cimetière des Anglais », témoin de la bataille qui avait opposé un corps d'armée français à une petite troupe hétéroclite et inorganisée composée de soldats Anglais et de miliciens Bordelais, le 1er novembre 1450 : la victoire des Français est passée à la postérité sous le nom gascon de Male Jornade (« mauvaise journée »). Lors des Rogations de juin, le curé de la paroisse Saint-Martin et les fidèles s'arrêtaient devant un reposoir installé au pied de cette croix ».

Blanquefort, rues et lieux-dits, ouvrage collectif, Publications du G.A.H.BLE, 1996, p.78-79.