Aliénor d'Aquitaine 

Nous sommes en Aquitaine, vassale du Roi de France, mais si peu. Les Comtes de Poitiers, d'Auvergne et de Toulouse se succèdent à sa tête, jusqu'à Guillaume X, le père d'Aliénor. Celle-ci, à quinze ans, épouse bien sagement Louis VII, Roi de France en la cathédrale Saint-André à Bordeaux. Nous sommes en 1137. La liesse est générale. Pacifiquement le minuscule royaume de France s'agrandit considérablement, alors que la Duchesse d'Aquitaine en devient la Reine. Les lourds chariots des Saint-Aubinois se joignent aux charrettes à bœufs de nos voisins pour apporter leurs denrées à la ville. Le vin de leurs tonneaux coulera, non seulement au palais de l'Ombrière où les nobles et les grands bourgeois sont réunis, mais aussi sur le parvis des églises ou dans les rues coupe-gorge, au pied des fortifications, où la populace fait ripaille. Les mendiants profitent de toutes ces bonnes choses gratuites, de ce gros vin rouge bien épais que l'on boit jusqu'à perdre connaissance. Les tire-laine restent sobres pour le moment. Ils coupent les bourses, volent les escarcelles, escamotent les bijoux.

Les seigneurs de Saint-Aubin organisent aussi des fêtes en l'honneur de leur souveraine. On aurait enfin la paix ! Les pauvres ! Ils ne savaient pas... Ils ne savaient pas que quinze ans plus tard, Aliénor, Reine de France, serait répudiée pour une obscure raison de consanguinité que personne n'avait invoquée jusqu'ici. Il est vrai qu'elle n'avait pas donné d'héritier mâle au Royaume et que son mari l'accusait d'adultère. Elle était allée bien loin pour tromper son Roi de mari. Celui-ci, après le massacre de Vitry dont il se repentait amèrement, décida de partir en croisade pour se faire pardonner, entraînant son épouse. En France comme en Aquitaine, on convoqua le ban et l'arrière-ban de la noblesse. Les nobles partirent avec leurs serviteurs, leurs équipages et une suite nombreuse. Quelques Saint-Aubinois participèrent certainement à l'aventure derrière leur Duchesse-Reine pour aller se faire massacrer par les Turcs quelque part en Orient. L'Histoire n'a retenu ni leur nom, ni leur souvenir, mais ils avaient permis à leur souveraine de retrouver à Antioche son oncle, Raymond de Poitiers, jeune, beau, ardent et qui, de plus, parlait la langue d'Oc, comme sa jolie nièce. Ils renouèrent leurs relations, qui, à la cour de Poitiers, leur avaient laissé de si tendres souvenirs.

Louis VII apprend leur idylle. Il répudie son épouse en 1152, mais Aliénor n'est plus la jeune fille timide qui sortait de la cathédrale Saint-André au bras de son époux. Elle a maintenant trente ans. Elle a beaucoup étudié. Le gouvernement de ses états, ses intrusions parfois malhabiles dans les affaires de la France, sa vie mouvementée, ses aventures pendant les croisades l'ont aguerrie. Elle ne reste pas sur un affront. Peu de temps après son divorce, elle épouse Henri Plantagenêt, Duc de Normandie, Comte d'Anjou, qui deviendra peu après le Roi Henri II d'Angleterre. Pendant plus de trois siècles, l'Aquitaine, et avec elle Saint- Aubin, sera anglaise, jusqu'à la bataille de Castillon en 1453. La croisade en Terre Sainte était un pèlerinage, mais il y en avait d'autres, plus proches mais tout aussi périlleux. Saint-Jacques de Compostelle était de ceux-là.

On sait que les pèlerins du Haut-Médoc se rassemblaient à Saint-Médard où se formaient les convois et l'on peut voir encore, sur le retable de l'église de Saint-Aubin, les coquilles stylisées, emblème des pèlerins. La paroisse n'était pas étrangère à ces expéditions. Les Saint-Aubinois qui avaient des fautes graves à se reprocher ou qui alliaient la dévotion à l'esprit d'aventure, se rendaient donc à Saint-Médard. Les charrettes bâchées, tirées par des petites vaches rouges, plus rapides que les gros boeufs blancs, sur lesquelles s'entassaient malades et vieillards au milieu des ballots de nourriture et des ustensiles nécessaires aux hommes et aux bêtes pour un si long voyage, s'assemblaient devant le chevet de l'église, près d'un puit fortifié, le long du mur du cimetière. Le curé de Saint-Médard, Archiprêtre de Moulis, avait fixé depuis longtemps la date de ce départ. Ce jour-là, entouré du clergé du voisinage, il célébrait une messe solennelle, puis tous partaient en procession sur les mauvais chemins d'Astignan, d'Issac et de Cérillan. Après une dernière bénédiction, les accompagnants s'arrêtaient. Quittant la route principale, le convoi repartait vers le sud à la grâce de Dieu. Les pèlerins savaient que leur première halte serait la chapelle de Moulin Bonneau construite à leur intention par un certain chanoine Guillaume Bonelli. Ils auraient à traverser la Jalle par plusieurs gués, désensabler les chariots en doublant les attelages si nécessaire. Jusque là, ils seraient en sécurité en pays connu.

Au-delà, il leur faudrait affronter les landes inhospitalières dont les habitants étaient, dit-on, si laids et avaient si mauvaise réputation. Ils appréhendaient les périls de la route : attaques, pillages, moustiques, taons, paludisme, maladies inconnues qui ne pardonnent pas, faim, soif, chaleur torride. Les solides gourdins dont ils s'équipaient les rassuraient un peu, cependant. Ils sauraient s'en servir à l'occasion. Le clergé des régions qu'ils allaient traverser avait pourtant recommandé aux populations de protéger et de défendre les pèlerins, mais bien souvent ces paysans préféraient ne rien voir et continuaient leurs travaux... quand ils ne se transformaient pas eux-mêmes en rançonneurs.

Tous n'arriveraient pas à Saint-Jacques, mais ceux qui en reviendraient auraient vécu l'aventure de leur vie, car les dangers étaient si grands que le Duc d'Aquitaine lui-même, Guillaume X, le père d'Aliénor, avait mystérieusement disparu lors d'un pèlerinage. (Certains prétendent, cependant, qu'il serait resté auprès d'une belle espagnole).

Une période de paix relative, au 12ème siècle, permit aux Saint-Aubinois de construire leur église en commençant par une petite salle voûtée à la gauche du chœur, et d'en peindre le plafond. Une de ces peintures bien abîmées aujourd'hui, représente la scène de l'Annonciation. Tant que vécut Aliénor, la contrée fut relativement protégée. Elle mourut en 1204 et déjà, ses adversaires commencèrent à envahir l'Aquitaine. En 1205, en effet, son propre gendre, Alphonse VIII de Castille et les Français, ses alliés, assiégèrent Bordeaux qu'ils ne purent prendre.

Texte extrait : Chronique de Saint-Aubin-de-Médoc, René-Pierre Sierra, juin 1995, éditeur mairie de Saint-Aubin-de-Médoc, p 27-30.