Critiques de la justice du 18e siècle 

En général en France, les justices seigneuriales font l'objet de sévères critiques : incompétence des officiers seigneuriaux qui n’ont parfois « pas la moindre teinture des lois » ; procédures mal instruites, procès mal jugés ; audiences tenues dans une « chambre particulière », quand ce n'est pas au cabaret.

Cette justice viciée est au surplus ruineuse. Les juges ne résident guère, ce qui astreint le plaideur à des déplacements fréquents. La procédure, interminable, fait s'accumuler écritures d'avocats, actes de procureurs, jugements. En appel, tout est à recommencer.

Encore faut-il souvent subir deux degrés devant les tripots villageois avant d'arriver au Sénéchal. Et que dire des abus commis par les officiers seigneuriaux : à croire que le « glaive de la loi ne sert entre leurs mains qu'à favoriser leur brigandage ». La conclusion s'impose: « cette hydre doit être impitoyablement détruite ».

Si les justices du Bordelais ne paraissent pas mériter une critique aussi virulente, elles ne sont pas pour autant à l'abri des reproches. Il est certain que leur organisation laisse beaucoup à désirer. Les ordonnances royales obligent le seigneur justicier à avoir un auditoire séparé du lieu de son habitation, et le Parlement de Bordeaux, dans un arrêt du 28 février 1747, rappelle que : les audiences doivent être tenues en lieu public, in domo tutissimo cuique refugium.

Les acquéreurs de seigneuries constatent parfois, lors de la prise de possession, « qu'il n'y a ni parquet ni prison ». Le plus souvent, c'est le château seigneurial qui abrite les audiences, mais on rend la justice un peu partout. La justice seigneuriale qui rapporte peu aux officiers en raison de l'exiguïté des ressorts, est onéreuse aux justiciables pour la plupart peu fortunés

Les insuffisances de la justice proviennent aussi de la non-résidence des officiers dans leur juridiction, ou de leur trop petit nombre. Ces inconvénients expliquent le retrait par un grand nombre de plaideurs des causes portées devant les tribunaux seigneuriaux. Bien des affaires se terminent par des transactions ou sont confiées à des arbitres dont les parties s'engagent à respecter la sentence. Certains préfèrent recourir aux tribunaux royaux, ce qui motive l'intervention de seigneurs soucieux d'éviter cette évasion des causes et justiciables.

L'inertie de la justice est une cause supplémentaire de scandale : les seigneurs craignent de fournir aux frais d'un procès criminel, les juges de faire des procédures dont ils ne sont pas payés. Car si la haute justice est recherchée en raison de son caractère honorifique, elle implique des charges onéreuses que son titulaire s'efforce d'esquiver. Le recouvrement des frais de justice dus par les seigneurs au Domaine qui les a avancés donne lieu à des difficultés innombrables. Dans l'espoir d'y échapper, on ergote sans fin sur la nature du délit et les circonstances de sa commission.

Dans une lettre au ministère, l'intendant explique que les criminels jouissent d'une impunité étonnante puisque, avant de les poursuivre, il faut chaque fois se livrer à une enquête très approfondie pour savoir à qui, du Parlement, des seigneurs hauts justiciers ou-de la maréchaussée, incombe ce devoir et la responsabilité des frais de justice.

Sur la passivité des justices seigneuriales en matière criminelle, la paroisse de Guitres donne des précisions intéressantes en des termes qui valent d'être rapportés : « la plupart des seigneurs », affirment les habitants, « ont leurs officiers de justice pour fermiers de leurs terres, et dans les contrats de ferme ils les font assujettir aux frais de justice pour la punition des délinquants, au moyen de quoi ces fermiers et juges tout à la fois sont intéressés à ne point poursuivre les coupables et à leur laisser la facilité de s'évader lorsque les maréchaussées les ont constitués prisonniers ».

Bien des juridictions, au reste, sont dépourvues de prisons convenables. Celles qui existent n'offrent guère des garanties de sûreté bien efficaces : dans une localité importante comme Guitres, les habitants n'ont pu obtenir du seigneur abbé une geôle qui soit solide et gardée par un concierge; à telle enseigne que les malfaiteurs doivent être conduits au sénéchal de Libourne pour y être incarcérés. Description suggestive qui reflète, au criminel, la décadence des justices seigneuriales au 18e siècle.

Pour stimuler leur zèle et combattre les retards apportés dans l'examen des causes, un édit de février 1771 modifie la procédure à suivre en-matière de poursuite des crimes et des délits par les juges seigneuriaux : si les officiers seigneuriaux interviennent les premiers, ils peuvent aussitôt après information et décret, renvoyer l'affaire devant le juge royal. Tous les frais sont alors supportés par le Domaine. Ils incombent au contraire au seigneur, si son juge s'est laissé prévenir par le juge royal.

Si la haute justice paraît ainsi affaiblie, elle n'en dispense pas moins à son titulaire des droits non négligeables honorifiques et utiles, et cette prérogative de police générale permettant d'assurer non seulement le maintien de l'ordre, mais aussi le contrôle et la surveillance de la vie du groupe.

Texte extrait par Catherine Bret-Lépine du livre de Gérard Aubin « La seigneurie en Bordelais d’après la pratique notariale (1715-1789), Ed. Université de Rouen n° 149, p 177-178.