Où est passée l’humanité ? 

De Gaston Lalumière, lettres et carnets de guerre 1914-1919, Presses Universitaires de Bordeaux, 682 p., 30 euros.

Cette correspondance apporte un témoignage sans équivalent par son étendue temporelle (de 1914 à l’occupation de la Rhénanie-Palatinat en 1919), sa régularité et sa continuité (quasiment une lettre par jour), et surtout par le statut social de son auteur, cadet d’une famille de maraîchers d’Eysines. Elle constitue un document sur la vie quotidienne de la communauté villageoise puisque leur auteur interroge sans cesse ses proches sur l’état du « Jardin », la bonne tenue du marché, l’inflation, la rareté de la main d’œuvre comme sur l’impact des aléas climatiques. L’ouvrage est illustré, notamment par des photos dues à Jean Gaston lui-même, et aussi par des clichés fournis par des Eysinais. Les notes doivent beaucoup aux travaux de « Connaissance d’Eysines » ; elles permettent la mise en perspective de cette expérience individuelle, longue et douloureuse, dans le cadre global de la Grande Guerre.

Source : Marie Claire et Guy Latry
NB : Marie Claire Latry est la petit fille de Jean Gaston Lalumière.

                                                                                                 

Ou-est-passee-lhumanite

Si cet ouvrage est volumineux et foisonnant, c’est qu’il regroupe presque toute la correspondance envoyée par Jean Gaston Lalumière (1894-1966), un Girondin mobilisé pendant la Grande Guerre, soit les 1 467 lettres et cartes postales conservées par une famille de maraîchers et vignerons vivant à Eysines, dans la banlieue de Bordeaux. Ce soldat, dès l’âge de 20 ans, a en effet écrit à ses deux parents, à sa sœur et à son frère, mais aussi à divers amis, tout au long du conflit et un aspect émouvant est qu’il a entremêlé le récit des faits courants et des témoignages révélant son sentiment du vécu humain au quotidien et partageant une sorte de philosophie à la fois désabusée et perplexe quant au bon sens ou au bien-fondé de cette histoire immédiate.

Il n’en est pas pour autant revenu de la guerre, plein de hargne ou de ressentiment, puisqu’il s’engage avec ardeur dans la cogestion, avec son père puis seul, à partir de 1939, de l’exploitation familiale, petite mais intensément cultivée, dans la présidence du Syndicat des maraîchers d’Eysines et dans le combat radical-socialiste à l’échelle locale, dans le sillage de son père, dreyfusard et adhérent du Parti radical à sa création en 1901. Les tourments vécus au front ont renforcé sa vocation humaniste » et l’héritage culturel et citoyen familial lui a procuré une lucidité forte et grave, d’où ce fonds de correspondance conservé aux Archives départementales de la Gironde. Il a écrit en moyenne une lettre par jour, soit environ 4 000 dont 1 300 conservées : 376 lettres pour 1916, 302 pour 1918 ou 269 pour 1917, et tenu trois carnets de bloc-notes en 1917-1918. Les éditeurs ont identifié et présentent leurs destinataires, en une petite étude sociologique des réseaux de Lalumière, tout en jaugeant le style et le mode de pensée de l’auteur.

Actif sur le front Ouest comme fantassin puis comme téléphoniste à partir de mai 1917, il finit dans les troupes d’occupation du Palatinat, d’où une chronique riche et variée du quotidien du soldat. Or, au sein d’un régiment colonial (23e RIC), il participe à de grands combats, en mars-juillet 1916 dans la Somme (dont Barleux), sur le Chemin des Dames en 197 et lors de la seconde bataille de la Marne en juillet 1918. Mais il aura survécu alors que 3,7 % de la population d’Eysines a disparu pendant la guerre, soit 57 soldats sur 566 mobilisés des classes 1887-1919, complétés par 69 blessés et 90 prisonniers.

L’analyse du contenu des textes de Lalumière confirme l’absence d’exaltation patriotique nationaliste ou de bellicisme, comme d’ailleurs cela a été relevé dans nombre de publications récentes. En ressort plutôt un sentiment d’impuissance devant le cours des événements, quelque pacifisme de gauche même, qui s’exprime in fine par le refus de suivre des formations de sous-officier. S’il fait donc la guerre avec un « profil bas », il est de plus en plus confronté à des interrogations morales et philosophiques, alimentées par des réflexions pessimistes sur la réalité de l’humanité voire de quelque déshumanité, attisées par le quotidien militaire et l’expérience de la douleur ou de la violence, d’où une impatience croissante de la fin du conflit, bien que toute correspondance ne puisse contenir de textes sur la cruauté de la guerre et les expériences de violence.

Texte d'Hubert Bonin