Usine d'équarrissage à Eysines

L’usine d’équarrissage d’Eysines a laissé dans la mémoire des habitants des souvenirs mitigés. Elle a été au cours des décennies source de nombreuses protestations, pétitions … En effet, son existence reste pour beaucoup liée à des odeurs très désagréables qui se répandaient dans les différents quartiers suivant les vents. Cependant, elle a aussi constitué pendant longtemps une entité économique importante pour notre commune. D’une part, elle a assuré du travail à de nombreuses familles eysinaises ; d’autre part, son rôle sanitaire (équarrissage) et sa production d’engrais pour le maraîchage (le très controversé « bouillon de Balland ») ont été notables.

Pour vous présenter l’histoire de cette entreprise locale, nous avons effectué des recherches aux archives municipales, départementales et à celles de Bordeaux Métropole. De plus, M. Philippe Médan, ancien directeur des établissements Médan, petit fils et héritier de Pierre Médan a répondu à nos questions avec une disponibilité et une gentillesse remarquables. Il nous a aussi fourni des photos qu’il nous a autorisées à reproduire. Nous le remercions vivement, car sans lui notre travail serait resté incomplet !

Ce dossier réunit donc de très nombreuses informations. Comme tout ce que nous avons trouvé nous semble intéressant, nous avons décidé de vous le présenter en trois parties. Aujourd’hui, nous allons vous décrire l’activité de l’usine au cours des 120 années de son existence (fonctionnement, matériel utilisé, produits collectés, produits vendus, etc…) mais aussi évoquer ses détracteurs.  Les propriétaires et le personnel de l’entreprise feront l’objet d’un autre document que vous découvrirez plus tard et enfin nous terminerons cette « trilogie » avec les animaux ordinaires mais parfois beaucoup plus extraordinaires traités à l’équarrissage d’Eysines.

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Cadastre 1844

 

L’atelier ou usine d’équarrissage

Rédigé d’après les matrices cadastrales, le dossier 3J1 aux archives municipales, le dossier 5 M 386 aux archives départementales et les souvenirs de Philippe Médan.

Au milieu du XIXe siècle, Jean Balland est propriétaire d’un atelier d’équarrissage à Caudéran, à la lande de Pezeou. Le 17 mai 1852, il fait une demande à la Préfecture pour le transfert de cet établissement au Bretey, commune d’Eysines.

Le 2 novembre 1852, le Conseil de Salubrité du département l’autorise. Cet atelier est destiné à l’équarrissage des animaux morts ou abattus, à la macération de leurs produits par l’emploi d’agents chimiques et à la cuisson des chairs et autres débris, à la fabrication des engrais par le mélange des résidus avec des matières tourbeuses ou autres, à la carbonisation des os et la fabrication du noir animal. L’atelier est donc construit. En 1856, une première maison sort de terre ; en 1857, l’atelier est agrandi ; en 1863, une maison-bureau est établie, suivie en 1864, par une seconde maison.

Cet établissement est surveillé régulièrement par « le contrôle des engrais » et la Préfecture.

Le 16 mars 1877, le préfet informe le maire du Bouscat : « Le sieur Balland, équarrisseur de la ville de Bordeaux, est autorisé au Bouscat chemin des Bossus, à avoir un dépôt temporaire des cadavres des animaux ramassés dans la ville pour être transportés à son atelier d’équarrissage à Eysines. ».

Le 14 octobre 1877, un arrêté du Préfet demande de se conformer aux conditions suivantes : « 1/ la fosse à enfouissement devra toujours être très abondamment pourvue de matières absorbantes (terreau et charbon), 2/ les charrettes destinées à l’enlèvement des animaux morts devront être munies de plusieurs sacs de charbon en poudre grossière. Ces sacs sont destinés à être attachés à la tête et à la queue des animaux, c’est-à-dire aux extrémités où commence à s’opérer le dégagement des gaz provenant de la putréfaction interne… ».

En 1889, nous dénombrons au Breteuil quatre maisons, une fabrique d’engrais, des écuries, un hangar à fourrages, une remise et un moulin à triturer.

En 1904, M. Chaigneau semble démolir le moulin à triturer à vapeur du Petit Brillau.  Au Breteuil, il y a la fabrique d’engrais, le séchoir, le four, le magasin, les écuries, le hangar à fourrages et deux hangars.

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                                                             Les deux hangars (Photos de M. Philippe Médan) 

En 1907, la préfecture demande des modifications : 1/ la grande fosse existante sera séparée en deux parties absolument distinctes par une cloison en maçonnerie étanche, 2/ dans l’une sera reçu le bouillon stérile sortant de l’autoclave et qu’on arrosera de lait de chaux et de sulfate de fer pour servir d’engrais pour la culture,  3/ l’autre partie recevra les liquides verts de l’atelier d’équarrissage(sauf matières excrémentielles – eaux de lavage) qui seraient absorbées au fur et à mesure de leur arrivée par la tourbe et étalés ensuite en couches minces sur une plaque chauffante portée à une température minima de 130°.

 En 1915, M. Chaigneau est concessionnaire pour la ville de Bordeaux de la capture des chiens errants et leur abattage, de la destruction des viandes et comestibles impropres à la consommation. Il est aussi lié à l’autorité militaire pour l’enlèvement des animaux morts et viandes impropres à la consommation et assure dans les mêmes conditions le service du port, des entrepôts, des gares et abattoirs suburbains.

En 1920, sur le site du Breteuil, il y a trois maisons, un bureau, un magasin, un hangar à fourrage, une fabrique d’engrais, deux hangars.
En 1924, une écurie, deux hangars, un cabinet d’aisance, un séchoir, un bureau sont construits.

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 Photos du dossier AD 3M 386 : la demande, le plan et l’annonce de la création de la porcherie (Photos de Connaissance d’Eysines).

Le 16 décembre 1925, une autorisation du Préfet permet d’établir une porcherie de 150 porcs. La demande a été faite le 15 septembre par Pierre Médan qui a aussi établi les plans pour M. Chaigneau.
En 1930, un pont à bascule est installé.
Dès les années 1930, les camions ont remplacé les charrettes. Pendant la deuxième guerre mondiale, l’entreprise a une priorité pour avoir des bons d’essence, pour question de salubrité.

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Accrochage d’un camion Médan et d’une automobile ! (Photo de M. Philippe Médan) 

 

Les souvenirs de Philippe Médan

Ils complètent ces renseignements. Philippe Médan nous raconte le fonctionnement de l’usine du temps de son grand-père jusqu’à la fermeture en 1971.

L’usine récupère gratuitement les animaux morts dans l’agglomération et les campagnes environnantes.
Les cadavres des gros animaux sont pelés. La peau est salée côté chair et étendue. Au moment de la vente, elle est pliée avant la livraison au négoce pour le cuir.
On découpe les cadavres, on met cuire la viande et les os dans des autoclaves où la vapeur est envoyée avec une pression de 4 kg, et ceci pendant 3 à 4 heures. Pendant la cuisson, on récupère le suif, qui est vendu pour servir de base à du savon. A la sortie de l’autoclave, on sépare les chairs des os.
Le bouillon de cuisson s’écoule dans une fosse qui quelquefois déborde… Plus tard, une canalisation souterraine passe sous la route pour éviter ce débordement. Cette conduite va dans le Limancet …
La viande est séchée dans un séchoir et réduite en farine pour nourrir le bétail, les poules ... 

Les os sèchent sur des plaques de fonte chauffées puis l’ensemble est broyé pour faire de la farine. Cette farine d’os sert ensuite à l’alimentation du bétail et comme engrais. Quant aux produits non nobles comme les viscères, séchés et broyés eux aussi, ils constituent un engrais.
Tout ceci se fait dans de grands bâtiments de bois, certains fermés et d’autres juste sous forme de hangars couverts. Deux grandes cheminées de briques permettent d’évacuer les fumées.
L’usine vit ainsi de la vente de ses produits : le suif, les cuirs, les farines pour le bétail et les engrais.

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Entête d’une facture de chez Pierre Médan 

Pour fabriquer les engrais, Pierre Médan achète des produits de base (phosphore, azote, etc.), les mélange avec les produits de l’équarrissage, les met en sac de jute de 100 kg et en fait la vente directe, surtout aux viticulteurs. Le bouillon se vend tout le long de la cuisson, pour les maraîchers.

Pierre Médan fait aussi l’élevage d’asticots : un camion va récupérer les poissons et viandes avariés au Marché des Capucins ; il vend ensuite ces asticots aux armuriers.
Les bâtiments et cheminées sont détruits au moment de la construction de la rocade et servent de remblais.

 

Les détracteurs de l’équarrissage 

Rédigé d’après les matrices cadastrales, les états nominatifs, le dossier3 J 1 aux archives municipales ; le dossier 5 M 386 aux archives départementales.

Une telle activité ne peut s’installer sans que cela entraîne de nombreuses protestations.
La première autorisation de 1852 est controversée lors de l’enquête préalable de Commodo et Incommodo, faite auprès des communes du Taillan, Caudéran, Bruges, Le Bouscat.
A Eysines, le 4 février 1853, une pétition signée par le maire et les conseillers municipaux, le curé et plus de 70 Eysinais est envoyée en préfecture, elle stipule que cette autorisation « blesse les intérêts particuliers des soussignés mais encore, elle porte un préjudice le plus grave aux intérêts généraux de la contrée.

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Les pages 2 et 3 de la pétition du 4 février 1853 (Photos Connaissance d’Eysines dossier 3 J1 aux archives municipales) 

           « Ainsi, il est constant que les émanations pestilentielles qui s’exhalent d’un établissement insalubre de 1ère classe tel que celui du sieur Balland, exercent leurs effluences jusqu’à une distance de plus de 4 kms. Or, l’usine du sieur Ballan n’est située qu’à 800 m environ de deux endroits importants de population, le village de Laforêt qui compte 280 habitants et le village de Lescombes (à 830 m) qui en compte 570…

…En outre les bouillons et débris provenant de l’usine du sieur Balland, enfouis à proximité du ruisseau qui coule de l’ouest à l’est et fournit aux propriétés qu’il arrose dans son parcours, les eaux nécessaires au service de ces propriétés, à leur agrément et à l’abreuvement des bestiaux. Ces détritus, lavés par les eaux de pluie, enfouis dans un terrain sablonneux et poreux iront se déverser dans le ruisseau et en empoisonneront les eaux… »

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Une partie des signatures de la pétition du 4 février 1853 (Photos Connaissance d’Eysines dossier 3 J1 aux archives municipales) 

Le 14 avril 1853, le Conseil de Préfecture passe outre et l’atelier reste à Eysines.

Le 11 juillet 1915, M. le Maire expose aux conseillers municipaux qu’il « a reçu de nombreuses plaintes émanant non seulement d’habitants d’Eysines, mais aussi d’étrangers qui viennent passer la saison estivale dans notre commune pour y prendre le repos ou le plaisir. Ces plaintes ont trait à l’odeur insupportable et insalubre que dégage un engrais liquide dit « Bouillon de Balland » employé par les jardiniers de la commune et de la région dans le traitement des cultures maraîchères… ». Les plaintes sont pleinement justifiées. M. le maire s’est livré à un examen attentif de cette affaire et il en résulte que les jardiniers emploient encore le liquide dont il s’agit dans l’arrosage des légumes ce qui aggrave les dangers courus pour la santé publique…conséquemment il faut « interdire absolument l’emploi de l’engrais susvisé non seulement et surtout dans l’intérêt de la santé publique, mais aussi dans l’intérêt de la bonne renommée des jardiniers et de la qualité de leurs légumes. »

Le 12 juillet 1915, un arrêté municipal interdit l’emploi de l’engrais dit Bouillon de Balland sous quelques formes que ce soit sur le territoire de la commune… les contraventions audit arrêté seront constatées par des procès-verbaux et passibles des peines prévues par l’article 471 du Code Pénal…, le garde champêtre et la gendarmerie de Blanquefort sont chargés de l’exécution du présent arrêté après approbation de Monsieur le Préfet.

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Mémoire ampliatif pour M. Chaigneau (Photos Connaissance d’Eysines dossier 3 J1 aux archives municipales) 

Mais M. Chaigneau porte l’affaire devant le Contentieux du Conseil d’Etat. L’enquête est longue et peut-être à cause de la guerre, ce n’est que le 19 avril 1918 que le Préfet annonce au Maire : « J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint 2 copies d’une décision du 19 avril 1918 rendue par le Conseil d’Etat statuant au contentieux sur le pourvoi par le sieur Chaigneau portant annulation de votre arrêté du 8 octobre 1915. »

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L’usine et le domaine de la Plante sur le cadastre de 1844.

A la fin de l’année 1921, le maire fait encore part au Préfet de plaintes d’habitants d’Eysines.

Le 4 janvier 1922, le Préfet rappelle l’arrêté de 1918 et demande au Maire de verbaliser les contrevenants.

En 1923 ou 1924, M. Louis Joseph Emmanuel Faure, courtier assermenté à Bordeaux, achète le domaine de la Plante situé au lieu-dit « A Robert », à proximité du Breteuil. Ce domaine est constitué d’un bâtiment rural et d’une belle demeure construite en 1880 par le propriétaire précédent M. Humblot. M. Faure emploie un couple d’ouvriers agricoles logés sur le domaine. En septembre 1924, il écrit au préfet « …Les prétendues modifications qu’on disait avoir apportées aux procédés industriels du centre d’équarrissage n’ont pas supprimé les odeurs nauséabondes… D’autre part, les chiens de la fourrière de Bordeaux n’étant pas enfermés dans un local clos, leurs hurlements troublent fréquemment la paix nocturne de la campagne… ». Le Préfet répond à M. Faure : « L’inspecteur chargé du service m’a rendu compte que le clos d’équarrissage Chaigneau était bien tenu et exploité dans les conditions fixées par les arrêtés d’autorisation. Les quelques rares demeures qui se sont construites depuis 1852 le furent aux risques et périls de leurs propriétaires… ».

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  Domaine de la Plante (Collection privée de Guy Michelet).

Le 19 octobre 1927, M. Faure « … aimerait que l’équarrissage possède un appareil autoclave Hartmann qui traite les viandes impropres à la consommation « par les procédés desquels les gaz incondensables sont renvoyés du foyer du générateur où ils sont brulés, toute incommodité de leur chef étant ainsi écartée, tant en dehors qu’en dedans de l’Etablissement… ».

La liste des protestations serait certainement encore bien longue mais les documents nous manquent… Pourtant, l’usine a su traverser tout cela grâce, sans doute, à la personnalité de celui qui l’a dirigée pendant de longues années et que nous allons retrouver par la suite …

Nous espérons donc que ce récit vous a intéressé et que vous attendez avec impatience la deuxième partie ! Nous vous présenterons les différents propriétaires : MM. Balland père et fils, M. Chaigneau, MM. Pierre et Philippe Médan, mais nous nous attacherons aussi aux employés et leurs familles de 1856 à 1971.

Texte de Marie-Hélène Guillemet, Dany Lagnès, Paulette Laguerre, Michel Legros, Elisabeth Roux, extraits du blog de l’association Connaissance d’Eysines, 3 mars 2021.