L'évolution des esprits au XVIIIe siècle 

La Révolution ne s'est pas faite en un jour. Les causes en sont lointaines. Elle existait dans les esprits bien avant de se manifester dans les événements. À la mort de Louis XIV, l'autorité de la Noblesse est encore absolue, mais, dès les années qui suivirent, on a l'impression que la soumission passive à la domination du Seigneur est plus malaisément supportée. Les réclamations des paysans se font plus fréquentes et plus pressantes ; le ton devient moins déférent. De son côté, le Seigneur semble plus lointain. La plupart du temps à la Cour, il est uniquement occupé de ses intérêts et de ses plaisirs. En réalité, on n'a plus besoin de lui. Le pouvoir central, tout puissant, a fait sentir sa bienfaisante influence dans les campagnes. Les guerres civiles ont disparu, les bandits de grands chemins sont impitoyablement pourchassés. Le paysan sent naître la sécurité pour lui et les siens et le besoin de protection qui l'attachait à son seigneur n'est plus qu'un souvenir. Avec son esprit d'indépendance croît son amour de la terre et il entre délibérément en lutte avec son maître chaque fois qu'il a l'occasion d'ajouter à son domaine.

À Ludon, la fameuse transaction de 1644, qui avait consacré l'accord entre la population et le château, devient le prétexte d'une interminable querelle qui ne trouve d'ailleurs sa fin que dans la Révolution elle-même.

Le sieur Raymond Dauteyron, syndic de la paroisse du Pian, Macau et Ludon dehors, non seulement omet de se qualifier de « suppliant », comme auraient fait ses ancêtres, en s'adressant à leur seigneur, mais le ton général qu'il emploie est plus que péremptoire. C'est un ultimatum en règle. Les vieilles formules de respect se perdent, l'énumération – un peu longue d'ailleurs - des titres disparaît peu à peu dans les actes officiels. Dans un acte de baptême de 1762, le baron d'Agassac, seigneur des maisons nobles de Peyres, Lamothe et autres lieux, devient tout simplement le président Pomies. Ces exemples peuvent être des exceptions, ils n'en révèlent pas moins un changement profond dans les esprits. Il est vrai que, si le seigneur a ainsi beaucoup perdu de son prestige et de son autorité à Ludon, c'est qu'il n'est plus le seul à posséder le sol. Nous assistons, avec le XVIIIe siècle, à l'avènement de la grande propriété.

Partout, naissent les grands domaines, rivaux d'Agassac, dont la plupart appartiennent à des familles nobles qui disputent aux Pomies leur influence sur la population. Ce sont les Lavau, puis les Séguineau, à La Lagune ; les Bacalan, les d'Arche, les Férussac, l'avocat Lemoine, qui, tour à tour, viennent s'établir à Ludon ; et tous se font bâtir les belles demeures qui sont encore aujourd'hui l'orgueil et la parure du pays.

Enfin, les communications avec la ville sont devenues plus faciles, depuis que le grand intendant Tourny a fait construire, en 1750, la grande route de Bordeaux à Pauillac. La poste est organisée sur cette route ; le relais des chevaux est à Labarde.

Les bourgeois s'en servent régulièrement et c'est ainsi que beaucoup d'entre eux qui ont des occupations en ville, en particulier au Parlement, ont une maison de campagne à Ludon. Ce sont les sieurs Grelat, Pierre Fau, procureurs au Parlement ; Jean Poulard, procureur au Sénéchal et Présidial de Guyenne, Léonard Labat, premier huissier à la Monnaie de Bordeaux. Nous verrons que Me Pierre Dodin, procureur en Guyenne, a toujours conservé sa maison de Ludon et que tous ses enfants y sont nés. Ainsi, s'est établi un commerce actif des gens et des choses entre la ville et la campagne. Ludon n'est plus isolé du monde, comme aux siècles précédents, et il ne faut pas s'étonner si, à ce changement d'habitude correspond peu à peu une mentalité différente.

Même dans la noblesse, les esprits s'ouvrent complaisamment aux idées nouvelles. Des grands seigneurs, dans leur admiration pour les philosophes, n'hésitent pas à conformer leur conduite à leurs doctrines. Le Président Jean Charles de Lavie, seigneur du Taillan, se fait remarquer par la simplicité de ses goûts, malgré son immense fortune. Il se nourrit de cruchade en guise de brouet noir et ne circule qu'à pied pour ne point humilier les gens dépourvus de carrosse. D'autre part, le bas-clergé se montrera très tôt partisan des réformes envisagées, quitte à se ressaisir ensuite lorsqu'il verra le danger. Du haut en bas de l'échelle sociale, tout est à l'espérance - on ne sait pas trop de quoi, d'ailleurs. On veut voir et faire du nouveau. Partout, règne une grande bonne volonté qui sera, malheureusement, bien vite détournée et exploitée par les meneurs et profiteurs de la Révolution.

Paul Duchesne, La chronique de Ludon en Médoc, Rousseau frères, Bordeaux, 1960, p. 97.