Un différents entre voisins à Macau, en 1900

Ce n’est pas une histoire d’amour, même pas un fait-divers, un accrochage, une dispute pour un motif qui nous insinue dans le Macau de ce temps-là : 1900. Cet article aurait pu s’intituler : luzerne ou liseron ? C’est un jugement de la Justice de paix du canton de Blanquefort (Archives départementales de la Gironde 4U 11/34) qui développe très longuement cette affaire, qui n’en doutons pas, a animé les veillées macaudaises. Une histoire de voisinage ? Les protagonistes habitaient l’un et l’autre la rue Camille Godard à Macau.

L’incident s’était produit le 13 septembre 1900, vers les neuf heures du matin.
Voici le résumé des faits, tels qu’ils ont été présentés à une première audience le 3 novembre.
Le lieu de l’incident : une luzernière près du cimetière de Macau. Cette luzernière avait 10 mètres de large. La longueur n’a pas été précisée. Mme Chelle, une veuve de 50 ans, sage-femme, aurait traversé cette luzernière pour se rendre à une pièce de terre « pour enlever du chiendent ». C’est alors qu’André Beaucher, jardinier de cette terre, se serait précipité sur elle, en la traitant de « voleuse de luzerne ». « Il la prit brutalement par le bras pour la faire sortir de son terrain et le lui serra si fortement qu’il en est résulté des ecchymoses qui ont été constatées par le docteur Chevalier, ce qui a occasionné une incapacité de travail pendant douze jours ». C’est la version de Mme Chelle. André Beaucher soutient qu’il aurait voulu la conduire chez le garde et que Mme Chelle aurait menacé de le frapper. De plus, il conteste son acte, exercé « sans brutalité » dit-il, et l’incapacité de travail.

Procès verbal du 3 novembre 1900.

Le Tribunal de Paix du canton de Blanquefort, arrondissement de Bordeaux, département de la Gironde, présidé par M. Louis Patronnier de Gandillac, juge de paix assisté de M. Gustave Alais, greffier de cette Justice de Paix dans son audience civile publique du 3 novembre 1900 a rendu le jugement suivant : Entre Mme Marie Renon veuve de Jean Chelle, sage femme demeurant au bourg de la commune de Macau, demanderesse comparante en personne, d'une part ; et d'autre part, le sieur André Beaucher, jardinier, demeurant au bourg et commune de Macau, défenseur comparant en personne d'autre part. Faits : suivant exploit de M. Pierre Contolle, huissier de cette Justice de Paix, demeurant à Bordeaux rue Saint James, 47 en date du trente et un octobre 1900 enregistré, la demanderesse fait citer le défendeur à comparaître le 3 novembre 1900 à midi et demie en l'audience du Tribunal de Paix y séant à la mairie pour port l'exploit. Attendu que le 13 septembre dernier, la requérante qui traversait une luzernière de 10 mètres de large environ pour se rendre dans une pièce de terre pour enlever du chiendent lorsque le cité propriétaire de cette luzernière intervint à ce moment, se précipita sur la requérante en la traitant à haute voix de « voleuse de luzerne », la prit brutalement par le bras droit pour la faire sortir de son terrain et le lui serra si fortement qu'il en est résulté des ecchymoses qui ont été constatées par le Docteur Chevalier ce qui lui a occasionné une incapacité de travail pendant douze jours. En conséquence, s'entendre condamner à payer à la dame requérante pour le préjudice à elle causé la somme de 200 F à titre de dommages et intérêts avec intérêts et dépens. La cause après avoir été mise au rôle a été appelée à notre audience de ce jour à laquelle les parties ont comparu en personne. Lecture faite de la citation, le défendeur explique que Mme Chelle faisait sa provision de luzerne chez le défendeur ; que l'y ayant surprise, il fut chercher des témoins mais qu'à son retour, la demanderesse nia devant les témoins ; que le défendeur ayant voulu la conduire chez le garde, Mme Chelle menaça de le frapper. Le défendeur reconnait avoir pris Mme Chelle par le poignet, mais sans brutalité. Il soutient qu'il n'y a là ainsi ni blessure, ni incapacité de travail. La demanderesse offre de prouver les faits articulés en sa citation. Le défendeur, de son côté, offre de prouver que la demanderesse a recommencé le travail dès le 18 septembre dernier. À quoi Mme Chelle ne contredit pas mais soutient avoir été très gênée pour faire son travail. La cause en cet état. Attendu que les parties sont contraires en fait, que les preuves sont offertes de part et d'autre, que les preuves sont pertinentes et admissibles et qu'il y a lieu de les ordonner. Attendu que les dépens doivent être réservés. Par ces motifs, nous, juge de Paix, parties ouïes, jugeant en premier ressort avant dire droits ordonnons qu'à notre audience du 14 novembre 1900 à laquelle les parties sont intimées d'avoir d'aussi à se trouver, la demanderesse fit preuve par témoins des faits articulés en sa citation d'avoir été maltraitée par le défenseur et du dommage éprouvé. Preuves contraires réservées au défendeur. Dépens également réservés ainsi que tous droits moyens et exceptions des parties réservés. Ainsi jugé et prononcé en audience publique à Blanquefort le 3 novembre 1900. Blais Patronnier.

 

Le 14 novembre, avait lieu la contre-enquête avec dépositions des témoins.
Les témoins de Mme Chelle : Catherine Alary veuve Grave, 52 ans, cultivatrice, habitant Macau : « Le 13 septembre vers 8 heures et demie ou 9 heures du matin j'étais en train de travailler avec ma fille Marguerite, âgée de 23 ans et mon fils Jean âgé de 10 ans, à la journée, pour le compte d'un nommé Soult derrière le cimetière de Macau lorsque j'entendis crier. M'étant retournée, je vis M. Beaucher André qui tenait Mme Chelle par le bras la traitant de voleuse en disant « arrêtez ». Mme Chelle était dans une luzernière appartenant à Mme veuve Renouil. J'ignore si M. Beaucher est fermier de cette pièce. M. Beaucher traina brutalement Mme Chelle jusqu'auprès de nous en nous prenant à témoin qu'elle lui volait sa luzerne mais je n'ai rien constaté de pareil, au contraire Mme Chelle n'avait dans son tablier que des lizerons des champs et point de luzerne. Lui ayant dit que je ne voulais pas lui servir de témoin, il partit soi-disant pour aller chercher le garde-champêtre. Mme Chelle l'attendit patiemment près d'une heure. Pendant ce temps, elle m'a montré son bras où les doigts de M. Beaucher s'étaient imprimés en noir. Elle paraissait souffrir beaucoup. Elle me le fit voir de nouveau deux jours plus après et je vis qu'il était gonflé et encore plus noir que le premier jour. En attendant M. Beaucher qui d'ailleurs ne revint pas, Mme Chelle ramassa du chiendent dans la terre où nous étions en train de travailler puis s'en alla. »

Marie Baziadoly, épouse Dejean, 48 ans, propriétaire : « Dans le commencement de septembre dernier, vers 8 heures et demie 9 heures du matin, je vendangeais avec mon mari dans une vigne nous appartenant située près le cimetière de Macau. Nous venions de cesser le travail pour déjeuner lorsque nous aperçûmes à 50 mètres environ Mme Chelle qui traversait une luzernière appartenant à Mme Renouil affermée à M. Beaucher. Au même moment, nous entendîmes M. Beaucher lui criant : « Arrêtez, vous êtes prise ». Il survint aussitôt la traitant de voleuse de luzerne et l'empoigna par le bras en essayant de l'entraîner. Mme Chelle lui criait : « Lâchez-moi, vous me faites mal » mais il ne la lâcha point et la traîna jusqu'auprès de Mme Grave qui travaillait non loin de là. À ce moment, il se décida à lui laisser les bras libres et Mme Chelle éparpilla le contenu de son tablier dans lequel j'atteste qu'il n'y avait que des liserons des champs et pas du tout de luzerne. M. Beaucher étant parti chercher le garde-champêtre, Mme Chelle me montra son bras qui était tout bleu et meurtri par les doigts de M. Beaucher ; elle attendit fort longtemps le retour de celui-ci mais il ne revint pas. »

Le témoin de M. Beaucher : Julien Estève, 39 ans, cultivateur. « Vers le milieu de septembre dernier, en tout cas trois ou quatre jours après ce qui s'est passé entre M. Beaucher et Mme Chelle, j'ai vu cette dernière ramasser de l'herbe une fois et une autre fois porter un sac de ripes sans paraître souffrir de son bras. » M. Beaucher ne réclame rien pour le fait que Mme Chelle ait traversé sa luzerne, mais conteste l’incapacité des 12 jours. Mme Chelle reconnaît avoir repris son travail le 18 septembre. Elle a été obligée de se faire aider et a subi des « pertes sérieuses » soutient-elle.

Procès verbal du 14 novembre 1900.

Procès verbal d'enquête Veuve Chelle/André Beaucher en date du 3 novembre 1900. L'an 1900 et le 14 novembre, Nous Louis Patronnier de Gandillac, juge de paix du canton de Blanquefort, arrondissement de Bordeaux, département de la Gironde, assisté de M. Gaston Blais greffier de cette justice de paix. En conformité de notre jugement interlocutoire en date du 3 novembre 1900 non encore enregistré mais qui le sera en même temps que les présentes sinon avant, ledit jugement rendu entre Mme Marie Renon, veuve du sieur Jean Chelle, sage-femme demeurant au bourg de Macau, d'une part le sieur André Beaucher jardinier demeurant au bourg de Macau défendeur d'autre part lequel jugement ordonne qu'à notre audience de ce jour la demanderesse fera preuve des faits par elle articulés en sa citation, preuves contraires réservées au défendeur, dépens aussi réservés. Avons procédé à la requête et du consentement des parties à l'audition des deux témoins amenés à l'amiable par la demanderesse et de un témoin amené à l'amiable par le défendeur. Après avoir fait donner lecture aux témoins réunis de la citation introductive d'instance et du jugement interlocutoire sus relatés, les témoins se sont retirés et ont été ensuite introduits successivement en audience, où, séparément, ils ont déposé en présence des parties ainsi qui suit : Le premier témoin interpellé a déclaré se nommer Catherine Alary veuve Grave, âgée de 52 ans, cultivatrice demeurant à Macau. N'être ni parent, ni allié, ni serviteur, ni domestique d'aucune des parties, ce témoin n'étant pas reproché, a prêté serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité et a déposé comme suit : Le 13 septembre vers 8 heures et demie ou 9 heures du matin j'étais en train de travailler avec ma fille Marguerite, âgée de 23 ans et mon fils Jean âgé de 10 ans, à la journée, pour le compte d'un nommé Soult derrière le cimetière de Macau lorsque j'entendis crier. M'étant retournée, je vis M. Beaucher André qui tenait Mme Chelle par le bras la traitant de voleuse en disant « arrêtez ». Mme Chelle était dans une luzernière appartenant à Mme veuve Renouil. J'ignore si M. Beaucher est fermier de cette pièce. M. Beaucher traina brutalement Mme Chelle jusqu'auprès de nous en nous prenant à témoin qu'elle lui volait sa luzerne mais je n'ai rien constaté de pareil, au contraire Mme Chelle n'avait dans son tablier que des lizerons des champs et point de luzerne. Lui ayant dit que je ne voulais pas lui servir de témoin il partit soi-disant pour aller chercher le garde-champêtre. Mme Chelle l'attendit patiemment près d'une heure. Pendant ce temps elle m'a montré son bras où les doigts de M. Beaucher s'étaient imprimés en noir. Elle paraissait souffrir beaucoup. Elle me le fit voir de nouveau deux jours plus après et je vis qu'il était gonflé et encore plus noir que le premier jour. En attendant M. Beaucher qui d'ailleurs ne revint pas, Mme Chelle ramassa du chiendent dans la terre où nous étions en train de travailler puis s'en alla. C'est tout ce que le témoin a dit savoir, persiste dans sa déposition après lecture, interpellée de signer a déclaré ne savoir, avons seul signé avec le greffier. N'a pas requis taxe allouée, 1 F 50 centimes. Blais Patronnier.

Le deuxième témoin interpellé a déclaré se nommer Marie Baziadoly épouse de Fernand Déjean, âgée de 48 ans, propriétaire demeurant à Macau. N'être ni parent, ni allié, ni serviteur, ni domestique d'aucune des parties, ce témoin n'étant pas reproché, a prêté serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité et a déposé comme suit : dans le commencement de septembre dernier, vers 8 heures et demie 9 heures du matin, je vendangeais avec mon mari dans une vigne nous appartenant située près le cimetière de Macau. Nous venions de cesser le travail pour déjeuner lorsque nous aperçûmes à 50 mètres environ Mme Chelle qui traversait une luzernière appartenant à Mme Renouil affermée à M. Beaucher. Au même moment nous entendîmes M. Beaucher lui criant « Arrêtez, vous êtes prise ». Il survint aussitôt la traitant de voleuse de luzerne et l'empoigna par le bras en essayant de l'entraîner. Mme Chelle lui criait « Lâchez-moi, vous me faites mal » mais il ne la lâcha point et la traîna jusqu'auprès de Mme Grave qui travaillait non loin de là. À ce moment, il se décida à lui laisser les bras libres et Mme Chelle éparpilla le contenu de son tablier dans lequel j'atteste qu'il n'y avait que des liserons des champs et pas du tout de luzerne. M. Beaucher étant parti chercher le garde-champêtre, Mme Chelle me montra son bras qui était tout bleu et meurtri par les doigts de M. Beaucher ; elle attendit fort longtemps le retour de celui-ci mais il ne revint pas. C'est tout ce que le témoin a dit savoir persiste en sa déposition, signe avec nous et le greffier. A requis taxe allouée 1 F 50 centimes.

Contre enquête : l'enquête étant terminée nous avons procédé à l'audition de l'unique témoin de contre enquête lequel interpellé déclare se nommer Julien Esteve âgé de 39 ans, cultivateur demeurant à Macau N'être ni parent, ni allié, ni serviteur, ni domestique d'aucune des parties, ce témoin n'étant pas reproché, a prêté serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité et a déposé comme suit : vers le milieu de septembre dernier, en tout cas trois ou quatre jours après ce qui s'est passé entre M. Beaucher et Mme Chelle, j'ai vu cette dernière ramasser de l'herbe une fois et une autre fois porter un sac de ripes sans paraître souffrir de son bras. C'est tout ce que le témoin a dit savoir persiste en sa déposition après lecture faite, signe avec nous et le greffier a requis taxe allouée 3 F. Julien Blais, le juge de paix.

L'enquête et la contre-enquête étant terminée aucune protestation n'étant réclamée, M. Beaucher a déclaré ne rien demander à Mme Chelle pour avoir traversé sa luzerne et s'en rapportant à justice sur le fond de droit faisant néanmoins remarquer que rien n'établit que Mme Chelle ait subi une incapacité de travail quelconque, en tout cas aucune incapacité de 12 jours. Mme Chelle a d'ailleurs reconnu à l'audience et ne conteste pas actuellement avoir repris son travail le 18 septembre c'est à dire quatre jours après l'évènement mais elle soutient avoir été obligée de se faire aider et avoir fait des pertes sérieuses. Le tout sans pouvoir en justifier autrement que par le certificat de M. Chevalier docteur à Macau en date du 14 septembre 1900 établi sur timbre et confié au greffier pour être enregistré en même temps que les présentes (s'il y a lieu). Les parties ayant présenté leurs observations et renouvelé leurs conclusions, nous avons clos le présent procès-verbal que les parties ont signé avec nous.et le greffier après lecture faite. Beaucher, Chelle, Blais Patronnier.

Le 17 novembre, le tribunal rendait son jugement définitif.

Mme Chelle demandait 20 F de dommages intérêts pour 12 jours d’incapacité de travail. Or, elle a opéré un accouchement le 18 septembre. Le juge en a conclu que l’incapacité de travail avait cessé. L’indemnité journalière a donc été calculée sur 5 jours et pour un montant de 10 F par jour seulement. Il avait été demandé 16 F soixante dix centimes. Demande rejetée car ne correspondant pas au salaire moyen journalier d’une sage-femme. Quant à M. Beaucher, il est condamné à payer à Mme Chelle 50 F ainsi que les dépens, coût de l’acte et mise à exécution.

Notes complémentaires :

Mme Chelle née Marie Reynon serait née à Campugnan vers 1848. Veuve à l’âge de 32 ans d’un scieur de long, elle vivait en 1900 à Macau avec sa fille de 18 ans et sa belle-mère. Elle prenait des pensionnaires. Une indemnité de 10 F par jour apparaît raisonnable. En région parisienne, un ouvrier gagnait 3 F par jour. En 1900, il y a eu 29 accouchements à Macau. M. Beaucher né en 1853, venait du Loir-et-Cher. Sa femme était originaire de Coutras. Un fils, 18 ans, jardinier avec son père.

 

Source : recensements de Macau 1891-1906, par Girondine, mars 2014.

Texte extrait du site : http://www.cahiersdarchives.fr/publications/vierurale/vierurale_jardinieretsagefemme.htm