L'Histoire du marais 

Aux abords de la Jalle s’étend un plat pays découvert : c’est le domaine des jardiniers, le marais. Il est dominé par les hauteurs boisées du Taillan et de Blanquefort.

Le paysage, aujourd’hui envahi par les lignes à haute tension, est le résultat d’une longue histoire. Il y a environ 12 mille ans, un réchauffement climatique a provoqué la fonte partielle des glaciers polaires. Le niveau marin s’est élevé et la vallée de la Jalle a été submergée : un vaste golfe s’est formé, au nord de Bordeaux. Au cours des siècles, il a été peu à peu comblé par les sables marins amenés par la marée et les limons fluviatiles apportés par la Garonne. Le drainage du marais était difficile, les rivières ayant bâti des bourrelets de berge, l’eau recouvrant les prés envahis de roseaux et de saules…

Au 12e siècle, les moulins à eau sont devenus d’un usage courant dans la région de Bordeaux. Pour moudre les blés du Médoc destinés à Bordeaux, plusieurs moulins ont été construits sur la Jalle : en amont de la route du Taillan, les moulins du Moulinat et de Jallepont et en aval les moulins de Cantinolle, Landemoulin (Moulin Blanc) et Plassan (Moulin Noir)

Le marais d’Eysines date de ce temps puisqu’il a fallu endiguer la Jalle et les ruisseaux affluents, bâtir des retenues en amont et créer le système d’irrigation des « réguettes ». La petite Flandre de Bruges est beaucoup plus récente : le 18 décembre 1599, les jurats de Bordeaux ont confié le drainage de leur marais situé entre Bacalan et la rive sud de la Jalle, à Conrad Gaussen, marchand flamand, spécialiste du drainage. La zone était recouverte à marée haute jusqu’à la limite des paroisses de Bruges et d’Eysines, c’est-à-dire jusqu’au chemin de la « Taste Cramaillère ». Cette voie, actuelle rue du collège technique, qui se prolongeait vers la forteresse de Blanquefort, a été transformée en « digue de l’Ouest » par Conrad Gaussen.

Au tout début du 17e siècle, les habitants d’Eysines, Bruges et le Bouscat font de nombreux procès parce qu’ils sont dépossédés de leurs droits d’usage ; ils avaient coutume d’envoyer paître, l’été, leur bétail dans les marais et y faisaient provisions de litière ; ce ne sera plus possible !

À la mort de Conrad Gaussen en 1627, le drainage du marais de Bordeaux était inachevé, les eaux du Limancet se déversant l’hiver, sur la zone drainée. Autre conséquence de l’endiguement de la Jalle, les eaux des crues d’hiver s’écoulaient vers le nord et inondaient les prés humides de Blanquefort ! Il fallait donc continuer le drainage sur la rive nord.

En 1657, le marquis de Duras, seigneur de Blanquefort, signa un contrat de dessèchement avec des entrepreneurs. Le texte précise que les marais communaux seront desséchés et mis en culture ; ils appartiendront aux entrepreneurs, grands propriétaires bourgeois. Les habitants de Blanquefort conserveront 400 journaux (environ 200 ha), en compensation de leurs droits d’usage et 55 journaux seront réservés au marquis de Duras. C’est un exemple intéressant d’aliénation de communaux sous l’Ancien Régime. Une organisation prévoit « l’entretien à frais communs et à proportion de ce chacun tiendra desdits lieux et marais en propriété au sol la livre » (soit 1/12e des revenus). Un syndic est choisi chaque année alternativement par le seigneur de Blanquefort et les entrepreneurs, pour diriger l’entretien des canaux, des chemins et des écluses.

Ce drainage de la rive nord de la Jalle a donné naissance au paysage des « barrails », prés et champs ; ils sont enclos de haies d’aubépine ; le long des canaux des rangées d’arbres soulignent l’aspect bocager : les saules cendrés, les vergnes (aulnes) les frênes et les chênes pédonculés. D’après la carte de Belleyme de 1785, la rive eysinaise de la Jalle semblait plus boisée qu’aujourd’hui.

En son temps, Conrad Gaussen n’avait pu englober le marais de Langlet (situé sur la commune d’Eysines, dans le bas du Vigean), les contestations étaient fréquentes entre les Eysinais et le syndicat des Marais de Bordeaux-Bruges, du fait de l’écoulement difficile des eaux du marais de Langlet dans celui de Bordeaux en aval !

En 1844, les propriétaires de Langlet, sur leur demande, entrèrent dans le Syndicat des marais de Bordeaux-Bruges et les problèmes de drainage furent résolus.

Au milieu du 19e siècle, le maraîchage est en plein essor ; les jardiniers multiplient les demandes de prises d’eau dans la Jalle. Au recensement de 1856, on dénombre 607 maraîchers à Eysines. C’est la commune où ils sont le plus nombreux ; cela représente un habitant sur quatre, sans compter quelques centaines de salariés : le marais est une fourmilière où l’on s’active nuit et jour, puisque les légumes partent pour le marché en pleine nuit.

À la fin du 19e siècle, les moulins, tués par la concurrence des minoteries industrielles de Bordeaux, sont devenus des lieux de promenade. Les cartes postales de la belle Époque nous les montrent reconvertis en guinguettes ou en restaurants.

Aujourd’hui, le marais est plus ou moins abandonné, les fossés de drainage ne sont plus entretenus, l’émiettement des parcelles n’est plus adapté aux nouvelles techniques agricoles. Il semble nécessaire de réaménager la plus grande partie de la vallée des Jalles, de continuer l’œuvre séculaire pour la maîtrise de l’eau, sauvegarder l’activité agricole sur les terres excellentes et un espace vert que la sagesse des temps a protégé de l’urbanisation.

Texte écrit par J. A. Campet et M. Cognie, 17 décembre 2013, extrait du blog de l’association Connaissance d’Eysines.